Territoires invisibilisés, regards politiques

 

(…) Étonnamment la première opération du film consiste à éluder Eribon lui-même – son parcours de transfuge, son homosexualité, sa formation (…) Organisé de façon similaire au livre, Retour à Reims [Fragments] s’attache d’abord à montrer les conditions  matérielles d’existence de la classe ouvrière des années 40 aux années 80. Le montage d’archives trouve pleinement sa dynamique dans le tressage des voix, lorsque des témoignages, souvent face caméra, prolongent le texte lu par Adèle Haenel, ou lui apportent la nuance et le tremblé de l’incarnation. Il ne s’agit pas alors d’alterner entre le général et le vécu, mais de construire la solidarité des expériences. Périot ressuscite une époque où les paroles ouvrières pouvaient trouver le temps d’advenir – et comment ne pas être saisi par la séquence des « mains détruites » empruntées à Avec le sang  des autres, d’une lucidité à jamais bouleversante.

L’attention portée par Périot à la situation spécifique des femmes s‘avère également précieuse, en ce qu’elle évite toute mythification d’un prolétariat volontiers imaginé comme masculin et blanc. Et relisant Eribon en stratège, le cinéaste n’entend pas cependant se limiter à une approche historique. Le deuxième mouvement s’attaque frontalement à la dislocation de la gauche.

En termes cinématographiques, cela pourrait se formuler autrement : Qu’est-ce qu’un récit ou une forme de gauche à l’heure de l’obsolescence de la révolution, de l’urgence environnementale, de l’émiettement des classes populaires. L’épilogue esquisse une proposition qui tient elle aussi du montage… spéculant sur leur convergence.

(…)

Est-ce une promesse ou une consolation ? Politique, le cinéma ne l’est peut-être jamais davantage que lorsqu’il brise la continuité historique pour faire germer l’impossible, ici et maintenant.

 

F. Ganzo, Ch. Garson, A. Leroy, M. Uzal
Les Cahiers du cinéma
février 2022